(et il.elle ne sait plus si il.elle m’aime encore…)
Je l’agace et il ne sait plus s’il m’aime encore… Vous êtes en couple depuis plusieurs années et vous avez peut-être même des enfants. Tout semblait aller très bien ou presque quand d’un seul coup, il.elle vous annonce qu’il.elle ne sait plus si il.elle vous aime encore. J’ai souvent expliqué dans mes nombreux articles cette attitude où une fois que vous semblez acquis, l’autre s’éloigne et doute alors de son amour pour vous. Aujourd’hui, je vais vous expliquer pourquoi et comment l’agacement s’immisce dans la vie des couples modernes et fait alors douter l’un des partenaires de son amour pour l’autre. Deux livres cités en bas parlent longuement et très clairement de ce sujet courant dans les couples modernes. Cet article en reprend largement des extraits.
« Pourquoi lis-tu ton journal quand je te parle ? », « Pourquoi m’accuses-tu toujours de ne pas prêter suffisamment attention à toi ? », « Pourquoi ne fermes-tu pas le bouchon du dentifrice ? », « Pourquoi renifles-tu toujours ton plat avant de le manger ? » Pourquoi rotes-tu sans complexe ? »…
« Il y a agacement car on manque d’amour, de romantisme et de communication ».
Mais comment se fait-il que l’agacement se développe précisément au sein des couples qui s’aiment et qui prennent la plupart du temps même soin de communiquer ?
Dans son livre Agacements, le sociologue Jean-Claude Kaufmann analyse les irritations et les situations insignifiantes qui rendent la vie quotidienne des couples insupportable.
Mais comment bien analyser ces agacements : sont-ils dus au caractère de chacun ? A des problèmes « psychologiques » présents chez l’un ou l’autre ? A un manque de patience ? Sont-ils « normaux » ? Ont-ils toujours existé selon la même intensité depuis le début de l’humanité ou le sentiment d’agacement dépend-il des modes de vie et d’organisation de la famille ? Eva Illouz – dans Pourquoi l’amour fait mal – analyse plutôt ces agacements comme étant la conséquence de l’organisation et du mode de vie de la famille moderne :
« Mais l’analyse de Kaufmann, aussi fine et novatrice soit-elle, ne permet pas de comprendre ce qui est le plus curieux : pourquoi la vie quotidienne moderne semble-t-elle être un terreau si fertile pour les ‘’agacements’’ ? Il me semble que ces derniers sont le fruit des modalités d’organisation de la vie familiale à travers ce que nous pourrions appeler une proximité et une intimité institutionnalisées »
On constate – c’est vrai – qu’une famille moderne est un couple concentré sur lui-même, s’efforçant de cultiver communication et forte intimité,.
Cette trop grande proximité finit par créer de l’agacement :
« (…) révéler à l’autre les couches plus profondes de son moi ; lui confier ses secrets les plus intimes, et recevoir les siens ; mettre à nu sa psyché ; partager la même chambre et le même lit ; et surtout utiliser la sphère du loisir comme un terrain commun pour passer du temps ensemble, et partager le même espace »
Concentré sur lui-même, ce couple moderne accorde une très grande importance à l’intimité : au fait de se confier des secrets ou des blessures passées, de mettre à nu son fonctionnement psychologique, de partager tous les soirs la même chambre et le même lit, et surtout de partager des loisirs ensemble.
En effet, au 20e siècle, l’industrie des loisirs va offrir au couple une variété d’occasions de développer la familiarité et l’intimité à travers des expériences de divertissement à deux : les sorties au cinéma, les restaurants, les voyages à deux, le shopping, etc. A force d’être dans cette relation de proximité et d’intimité, l’image que l’homme et la femme ont l’un de l’autre se banalise, perd de son attrait, on ne s’admire plus et on ne s’idéalise plus. Autrement dit, à force de fuir la solitude ou la lassitude, en cultivant cette intimité forte, le couple perd sa capacité à idéaliser l’autre et à se laisser surprendre, et finit par ressentir une forte répulsion à l’encontre de l’autre :
« Familiarité et proximité constituent en effet les objectifs principaux de la vie de couple et de l’intimité. Combinée à la rationalisation de la vie quotidienne, la familiarité abolit chez l’autre l’imprévisible ; mais contrairement aux idées reçues, elle est aussi propice aux plus grands agacements. «
Eva Illouz
Ainsi, le couple moderne est une utopie qui a beaucoup de mal à se concrétiser: la quête et à la pratique de plus de communication, plus d’intimité et plus d’épanouissement débouchent sur un amour intense mais est suivi par un sentiment d’agacement insupportable.
« Les relations à distance sont plus stables que des relations d’étroite proximité, notamment parce qu’il est plus facile d’idéaliser son partenaire lorsqu’il/elle se trouve au loin. L’idéalisation est inversement proportionnelle à la fréquence de l’interaction. Des ruminations positives au sujet d’autrui s’avèrent plus faciles en son absence. Par contraste, les partenaires qui vivent ensemble institutionnalisent leur relation à travers une proximité, et ce de diverses manières : ils partagent le même espace, la même chambre, le même lit ; ils participent aux mêmes activités de loisir ; et ils laissent s’exprimer leur moi authentique à travers des expressions rituelles d’authenticité »
Eva Illouz
Comparons le couple moderne avec le couple pré-moderne, on comprend alors mieux le lien entre proximité-intimité et agacement :
« Le quotidien des couples modernes est très différent des formes de vie familiale en vigueur par exemple dans la petite noblesse au milieu ou à la fin du XIXe siècle : les hommes et les femmes ne partageaient pas nécessairement la même chambre ; leurs loisirs n’étaient pas les mêmes ; et ils ne communiquaient pas en permanence au sujet de leurs émotions et de leur intériorité »
Eva Illouz
Le couple moderne cultive une forte intimité : chacun communique sur ses émotions, ses goûts, ses états psychologiques. Et plus il cultive cette intimité, plus il est incapable de supporter à la fois la présence de l’autre (agacement) et sa distance :
« Ce type de conversation – c’est-à-dire le fait de mettre son âme à nu et d’exposer ses préférences personnelles – a pour effet de créer des formes intenses de familiarité qui se situent aux antipodes de la capacité à supporter la distance »
Eva Illouz
« En d’autres termes, l’institutionnalisation de l’intimité et de la proximité produit agacements et désillusions, faisant que les partenaires se focalisent en permanence l’un sur l’autre et beaucoup moins sur la forme culturelle dans laquelle s’inscrivent leurs émotions »
Eva Illouz
Finalement, ce qui cause l’agacement, ce ne sont pas les défauts de l’autre mais plutôt la trop forte proximité et intimité du couple moderne. D’ailleurs, l’agacement vis-à-vis de son couple est un sentiment moderne : il ne peut exister dans une société que lorsque la famille nucléaire se généralise et que le couple vit dans une proximité et une intimité quotidienne forte.
Le paradoxe du couple moderne est que : plus il se sépare de tout ce qui semble être un poids et un obstacle à son épanouissement (les barrières morales, le poids de la famille, les contraintes sociales, etc. , plus il se concentre sur lui-même pour mieux s’accomplir, plus il sombre dans l’agacement.
Face au problème de l’agacement, les discours dominants proposent une solution individualiste :
« Il y a agacement car on manque d’indépendance. On doit s’occuper davantage de soi, on doit se réaliser en dehors de son couple, à travers ses sorties entre amis, etc. ».
« Moi j’ai opté pour un couple à distance, chacun dans son appart. On ne partage que le plaisir. Le reste, chacun chez soi et pour soi… ».
Mais cette solution individualiste qui invite à plus de distance et d’indépendance et semble résoudre le problème de l’agacement crée d’autres problèmes : celui de l’attachement et de la durabilité du couple, celui du sentiment de sécurité nécessaire pour se projeter ensemble dans le futur et faire des enfants, celui de la fidélité, de la solidarité que doivent se témoigner l’homme et la femme…
Face au problème de l’agacement, on entend aussi des discours religieux ou moraux qui invitent à « être plus patient » :
« Si tu ressens de l’agacement dans ton couple, c’est normal ! Faut que chacun patiente ! ».
Il est vrai que la patience est une valeur qui mérite d’être pratiquée davantage dans le couple, surtout à une époque où on ne supporte plus d’être frustré et où chacun exige une satisfaction immédiate mais la patiente ne suffit pas. Car en patientant plus, on ne change rien au fait de trop attendre de son couple, au fait que la communication de ses émotions ne peut pas remplacer le manque d’une vision commune du monde qui fait sens et le manque d’un réseau de relations familiales et sociales où chacun est attendu.
« Les pousses de riz sont vivantes. Si on les plante trop près les unes des autres, le riz ne pousse pas comme il faut. C’est comme les gens, il faut qu’il y ait du respect donc de la distance. C’est un des secrets de la paix et du bonheur »
Ronny Yu – réalisateur du film chinois Le Maître d’armes
[1] Jean-Claude Kaufmann, Agacements. Les petites guerres du couple, Paris, Armand Colin, 2007, éditions Le Livre de poche, 2008
[2] Illouz, Eva (2012), Pourquoi l’amour fait mal. L’expérience amoureuse dans la modernité, Seuil, p345
Vous avez du mal à trouver « la bonne distance » dans votre couple ? Votre compagnon est agacé par vos petites manies et doute de ses sentiments pour vous ? Ou vous êtes agacé vous-même par ses petites manies et doutez de vos sentiments pour lui.elle? Je peux vous aider à y voir plus clair :