Profitons de cette fin de l’été pour faire le point : Où en est l’amour et le couple dans notre société ? Car même si la sociologue E.Illouz nous annonce la fin de l’amour, nous sommes nombreux à y croire encore. Couples, coups de foudre et grands serments contre consumérisme : choisissez votre champion.
Besoin de comparer ou trop de concurrence ?
« Mes relations durent quelques semaines ou quelques mois. Ce n’est pas que sexuel, mais je ne dirais pas non plus que c’est sentimental… En fait, je m’ennuie très vite, j’ai besoin d’être surprise. » Zoé a 21 ans, elle aimerait bien ne plus être « dans une optique de consommation », mais trouve « incompréhensible de se poser » à son âge. « J’aurais l’impression de manquer trop d’opportunités, de ne pas avoir d’éléments de comparaison. » Incertitude, phobie de l’engagement, liberté survalorisée… Zoé n’est pas un cas isolé, au contraire. Son témoignage ressemble aux dizaines d’interviews menées par Eva Illouz pour son dernier essai, La Fin de l’amour.
La sociologue, qui décortique depuis vingt ans l’évolution de nos comportements sexuels et amoureux, analyse cette fois les conséquences du « piratage » de nos vies amoureuses par la liberté de choix, le capitalisme et la technologie. A commencer par la marchandisation des rencontres : face à un buffet gargantuesque de célibataires accessibles en deux clics, le trop-plein nous bloque. Comme 50 millions de personnes dans le monde, Zoé a installé Tinder : « C’est aussi la surabondance de possibilités qui freine ma capacité à m’engager. C’est plus dur, maintenant, de se dire que c’est vraiment la bonne personne, il y a tellement d’autres filles ! »
Self-autonomisation* ou amour à deux : la guerre des opposés
Nous vivrions donc dans une incertitude permanente, une angoisse chronique liée à nos choix (n’y a-t-il pas mieux ailleurs ?) aussi bien qu’à des relations de plus en plus compliquées à identifier (qu’est-ce qu’un couple ? où commence l’engagement ?). Alors, comme le contrat amoureux n’est plus aussi « stable et prévisible » qu’avant, constate E. Illouz, nous voici donc devenu·e·s des free-lances de l’amour, victimes (et bourreaux) d’une forme de précarité sentimentale. Pire : c’est même notre capacité à nous engager qui serait bientôt de l’histoire ancienne. La sociologue évoque une épidémie de « non-amour », soit « l’arrêt d’une relation, l’incapacité ou le refus d’en entamer une, le passage d’une relation à une autre ». Car dans nos sociétés capitalistes, il n’y a de satisfaction que dans la consommation effrénée, l’autonomie et la réalisation de soi. Le business du développement personnel, l’empowerment (self autonomisation) et les comptes Instagram « inspirants » ne s’y sont pas trompés. Il faudrait « vivre sa meilleure vie », découvrir « son potentiel caché » ou « prendre soin de soi ». Et les autres dans tout ça ?
Liv Strömquist ne dit pas autre chose dans sa BD, La Rose la plus rouge s’épanouit. Toujours aussi drôle, l’auteure suédoise questionne la vie sentimentale mouvementée de Leonardo DiCaprio (pourquoi collectionne-t-il les mannequins blonds de vingt ans de moins que lui ? Pourquoi en change-t-il aussi vite que de portable ?), en multipliant les références à Beyoncé ou Kierkegaard. « L’amour est d’une certaine façon peu compatible avec notre société capitaliste moderne, analyse Liv Strömquist au Figaro. Il y a une confrontation entre l’idéal de l’amour romantique et notre culture d’émancipation narcissique. Le fait de tomber amoureux est-il en train de devenir plus inhabituel à notre époque ? » Après huit ans en couple, Nico, 31 ans, constate lui aussi que « les pratiques ont changé ». « Il y a une forte demande de rencontres rapides, les gens ne veulent pas passer du temps à discuter. Ce temps d’échange m’intéresse, mais ces espaces ne le privilégient pas. »
L’Amour sur catalogue
L’époque est à l’efficacité : on consulte un profil comme on parcourt un CV, pas de temps à perdre si ça ne matche pas. « Mais c’est comme Netflix : on passe plus de temps à regarder le catalogue qu’à choisir un film ! » Il note aussi l’apparition d’un « mode de consommation très accéléré dans les deux sens : enchaîner les partenaires ou trouver la bonne personne tout de suite. » Après deux longues histoires très douloureuses, Aline, 40 ans, devenue « frigide de la confiance, a papillonné pendant dix ans. Je n’avais pas envie de m’épuiser pour faire en sorte que ça marche dans deux ou trois mois. Il fallait que je ressente tout de suite si ça allait matcher ou pas. Surtout sexuellement. Je peux pardonner d’autres choses, en me disant qu’avec le temps, on s’accorde, mais sexuellement, je ne laisse pas le droit à l’erreur. » Dans son essai, E .Illouz décrit comment la sexualité est devenue « source de certitude ». Si nos grands-parents développaient des sentiments avant de coucher, « les relations contemporaines commencent par le sexe et doivent ensuite faire face à l’opération angoissante d’engendrer des sentiments ».
Mais le couple résiste !
Pourtant, le couple, en tant qu’institution, est toujours aussi valorisé, et continue d’être présenté comme la condition sine qua non au bonheur, à la stabilité et à la réussite. Essayez donc d’être célibataire (et sans enfant) à 40 ans : la terre entière se demandera ce qui cloche chez vous. Mais le couple monogame, lui, semble de moins en moins désirable dans une société qui promeut l’autonomie, la multiplication des expériences et d’autres modèles d’engagement (relation ouverte, polyamour… ). Car il exige des compromis : « La capacité de singulariser l’autre, de suspendre le calcul, de tolérer l’ennui, de mettre fin à l’auto-développement, d’accepter ( fréquemment) une sexualité médiocre »
écrit E. Illouz dans un article intitulé « Le couple appartient-il au passé ? », publié sur le site du quotidien israélien Haaretz.
Etre en couple (et surtout, le rester) serait donc une forme de résistance aux injonctions d’individualisme et d’optimisation personnelle sous lesquelles nous croulons. Robert Neuburger, psychanalyste et thérapeute de couple, auteur du livre Le Couple, la plus désirable et périlleuse des aventures, ne croit pas à la fin de l’engagement amoureux. « La vraie raison pour laquelle on est en couple, c’est pour se sentir exister », rappelle-t-il. Que les phobiques de l’engagement et autres flippé·e·s du couple se rassurent donc (un peu) : « La décision la plus importante est celle qui nous amène à passer de la relation au couple. Ce dernier représente un gros investissement : pratique, affectif, financier… Donc je n’appellerais pas cette peur de l’engagement de l’égoïsme, ni de l’individualisme, mais de la prudence. »
L’écueil, selon lui, serait de vouloir faire à tout prix des choix rationnels. « La rationalité et le couple, ça ne fait pas bon ménage. Quand les gens décident de tenter l’expérience, c’est qu’il y a eu, souvent, une magie qui a opéré, des coïncidences qu’ils interprètent comme des signes. C’est ce que j’appelle l’irrationnel fondateur » – un facteur « qui n’entre pas dans les analyses sociologiques ». Problème : « En rationalisant, on entre dans quelque chose de fonctionnel : est-ce que cette personne est fiable, sera-t-elle un bon père ou une bonne mère… Le risque, c’est que la relation ne marche pas. » Or, aujourd’hui, il y a « une attente plus importante que dans le passé », constate le spécialiste.
Conclusion
Les relations amoureuses en 2023 sont souvent « compliquées ». Mais, croyez moi, l’Amour a encore de beaux jours devant lui. Alors si vous voulez « sauver votre couple » ou « trouver l’amour », prenons rendez-vous !
La Fin de l’amour d’Eva Illouz (Seuil, 400 pages). La Rose la plus rouge s’épanouit de Liv Strömquist (Rackham, 168 pages).